Rapport de vendanges 2018
A l'heure où j'écris ces lignes, vendanges finies, comme tous les ans, le grand peintre de l'Automne est venu s'installer dans nos vignes. Chaque matin, on découvre un peu plus nombreuses, un peu plus appuyées, ces traînées d'or pur que son pinceau a posées sur elles pendant la nuit. En même temps que, dans les cuveries et les caves, le vin naît de la tumultueuse fermentation du raisin qui l'a porté toute la saison, la vigne, elle, se prépare à sa mort hivernale dans cette douce et lente marée d'or qui l'envahit.
C'est maintenant, au moment où la vigne et le vigneron retrouvent peu à peu la paix, qu'il est important de regarder en arrière et d'essayer de dégager des turbulences et des désordres qu'ils ont subis toute l'année les facteurs-clés qui ont contribué à « construire » ce millésime 2018. Millésime qui, comme les quelque mille qui l'ont précédé, sera singulier, avec sa vie propre, semblable à aucun autre... la dégustation des moûts en fermentation nous le montrait déjà.
Cette année encore, comme le veulent nos conditions climatiques septentrionales et continentales dont nous sommes bien obligés de regarder l'extrême variabilité comme normale, il y a sans conteste un souffle homérique dans l'histoire que le vigneron a vécue avec la vigne de mars à septembre... six mois pleins de bruit et parfois de fureur qu'il faut lire comme une odyssée dont les épisodes apparemment désordonnés deviennent enfin cohérents quand le vin, fermentation terminée, sort du pressoir et d'un coup les traduit en arômes et en goûts à la fois familiers et d'une nouveauté absolue...
En six mois se succèdent : au printemps la pousse hardie, parfois folle, comme ce fut le cas cette année, des sarments, puis l'apparition des raisins, leur odorante floraison, leur véraison en été, leur maturation grâce à l'attention de leur mère la vigne tout entière portée vers eux et enfin le soulagement des vendanges... et la paix qui les suit... tel est le cycle qui va d'une conception à une naissance, celle du vin de l'année qui accède alors à l'honneur d'être appelée « millésime ».
Pendant la plus grande partie de ces six mois, nous avons eu l'impression que les conditions météo nous embarquaient, la vigne et nous, dans une chevauchée que nous n'avions encore jamais connue aussi mouvementée. Même si l'hostilité de la nature fut manifeste et si les obstacles qu'elle nous opposait : mildiou, canicule, orages, humidité et l'accélération de la végétation qui en résulte, n'étaient, pour chacun, pas nouveaux, leur virulence a constitué un scénario inédit qui nous a laissés, la vigne et nous, haletants au moment de faire des vendanges qui sont parmi les plus précoces de ces 50 dernières années.
On peut rappeler, pour ceux qui nient le réchauffement climatique, que dans les années 1970 la moyenne des dates de vendanges était le 5 octobre. La moyenne de ces 10 dernières années : 15 septembre. 2013 reste le seul millésime récent que nous ayons vendangé début octobre, date considérée il y a 30 ans comme normale. Même si les progrès réalisés dans la culture de la vigne et notamment dans la maîtrise des rendements sont aussi un élément d'explication, le réchauffement est bien sûr le principal facteur de ces progrès de la précocité.
L'hiver fut pourtant froid avec des températures négatives en février et en mars, et de la neige jusqu'à début avril. Mais le débourrement, à notre surprise, se produit dès le 10 avril, c'est-à-dire tôt, même si c'est avec 15 jours de retard sur 2017 (tendance qui va se renverser : au cours de l'été la vigne reprendra une courte avance sur 2017).
Il pleut beaucoup en mars, la neige fond et d'importantes réserves d'eau sont ainsi constituées dans les sols. Elles vont être essentielles à la vigne pendant le reste de l'année.
Avril est beau, mais très chaud avec des pics à 33° dignes d'un mois d'août. Tout va vite, fin mars la taille est à peine terminée et les baguettes à peine attachées qu'il faut ébourgeonner. On est même obligés de relever les sarments avant d'avoir fini l'ébourgeonnage, ce qui est rarissime et oblige l'équipe à travailler sans relâche, y compris les jours de congés.
En avril la végétation va continuer à se développer avec une vitesse fulgurante. L'équipe vignes de Nicolas Jacob a beaucoup de mal à suivre, mais elle tient, malgré la pluie qui s'allie à la chaleur pour nous apporter des orages qui gênent les travaux, mais aussi accélèrent la vie autour de la vigne, cette vie mystérieuse et ardente, résultat des actions combinées de la faune du sol, des champignons, bactéries et autres microbes qui entourent les racines et les nourrissent pour produire sarments, feuilles et raisins avec l'aide, exacerbée cette année, du soleil, de la pluie et des vents.... un orchestre trépidant et souvent discordant, mais qui heureusement s'harmonise finalement dans le vin, interprète de la symbiose de tous ces éléments.
L'application des traitements rendus nécessaires par les conditions humides de mai et juin va être problématique. Il pleut à intervalles fréquents jusqu'à mi-juin et, pour traiter et labourer, il faut absolument ne pas manquer les très rares « fenêtres » de beau temps que les pluies laissent au sol pour « ressuyer » et à la vigne pour sécher.
La pression du mildiou est très forte à Vosne-Romanée, la plus forte que l'on ait connue ces dernières années et, malgré tous les efforts produits pour le combattre, il mord sévèrement feuilles et grappes sur le territoire de Vosne. Mais il épargne à peu près complètement la Côte de Beaune, Corton et même le secteur immédiatement voisin de Flagey Echezeaux.
C'est encore une caractéristique de l'année : l'inégalité des précipitations. Les dieux arrosent la Côte de Beaune avec bienveillance, notamment aux moments cruciaux, en Août par exemple, alors qu'à Vosne, par contre, les rares pluies tombent quand il ne faudrait pas, au moment où les spores du champignon mildiou commencent à se développer, encouragées de plus par des brouillards matinaux. Malgré toute l'attention, la qualité des hommes et des matériels, l'attaque se déclenche, sournoise, et un matin on découvre des portions de grappes qui commencent à sécher puis à griller comme attaquées par un feu invisible.
L'attaque est contenue, mais elle va laisser des traces et en août, à côté des baies qui mûrissent, on voit les taches sombres de celles qui ont grillé. Il faudra, au moment de la vendange, éliminer ces parties sèches. C'est le rôle du tri. Il sera fait complètement, minutieusement dans les quelques secteurs touchés et seules les grappes saines atterriront dans les cuves.
A partir de mi-juin, changement complet de tendance et, sans avertissement, le vent du Nord chasse les nuages, les pluies cessent et c'est une saison sèche, très sèche, qui commence... avec deux semaines de canicule en Août et des pics à près de 40° certains après-midis...
Entretemps la floraison s'est produite très tôt, fin mai, avec une semaine d'avance sur 2017. Elle est très rapide malgré l'humidité et les raisins grossissent à vue d'oeil.
Dès le 15 août, on trouve des teneurs en sucre déjà très élevées, mais la maturité phénolique n'a pas suivi le même rythme et il est impératif d'attendre pour vendanger que ces deux maturités, celle des sucres et celle des éléments phénoliques (peaux des baies, pépins, rafles), se rejoignent dans l'harmonie d'une maturité équilibrée. Ce phénomène de déconnection des deux maturités, que les régions viticoles chaudes connaissent bien, est rare en Bourgogne. Il sera capital d'en tenir compte pour décider de la date des vendanges.
Nous sommes stupéfiés par la capacité de la vigne à résister aux grosses chaleurs. Elle le fait encore mieux qu'en 2003 grâce aux réserves hydriques accumulées au Printemps et à quelques orages mineurs qui apportent de l'eau en petite, mais suffisante quantité pour que la photosynthèse fonctionne et continue à entretenir le lien de sève de la vigne avec ses raisins.
Cette résistance de la vigne en 2018 nous a d'autant plus surpris que - c'est un autre facteur essentiel dans la « construction » de ce millésime - le vent du Nord, qui apporte le beau temps sec et chaud qu'aiment la vigne et le vigneron, a soufflé sans relâche, jour après jour à partir de juin, nous conservant le soleil, mais ardent aussi à dessécher nos vignes. Celles-ci résistent cependant avec d'autant plus d'aisance que des années de biodynamie leur ont apporté une précieuse autonomie dans leur défense contre les excès de la Nature.
A partir du 20 août, comme il est normal en fin de cycle, on voit la maturation du raisin s'accélérer, les grappes sont magnifiques, les baies que nous goûtons sont sucrées, juteuses, certaines sont figuées, signe de haute maturité, les peaux sont épaisses et noires, mais les arômes n'ont pas encore la richesse souhaitée.
La dernière semaine d'août sera chaude, mais la chaleur devient supportable, dans les moyennes normales de saison. On touche enfin à la maturité complète sous un ciel dégagé de tout nuage. Le 31 août nous vendangeons nos Corton (Clos du Roi, Bressandes et Renardes) - c'est la première fois que nous vendangeons en août depuis 2003 - et le 3 septembre commence la cueillette à Vosne-Romanée, avec une avance d'une journée sur 2017 : le Richebourg en premier, puis dans l'ordre la Romanée-St-Vivant, la Romanée-Conti, les Grands-Echezeaux, les Echezeaux et nous finissons avec La Tâche le 12 septembre.
Le Montrachet a bénéficié de conditions climatiques exceptionnelles : épargné par toutes les maladies, le raisin a mûri de manière régulière et exceptionnellement complète, parfaite même. La récolte, que nous avons faite au milieu de celle des vins rouges, le 7 septembre, est belle, la plus importante depuis longtemps et le vin qui vient de finir sa fermentation est plein de promesses. Déjà il montre, au nez comme en bouche, ce miel caractéristique et ce « gras-sec » cher à notre ami Philippe Bourguignon, dont l'opulence contenue par une délicate minéralité fait du Montrachet un vin unique. En sus de cette très belle qualité, le rendement est le plus élevé que nous ayons connu depuis bien longtemps !
Ces vendanges vont nous laisser un souvenir lumineux et presque idyllique à cause du beau temps qui ne nous a pas quittés, à part le petit orage du 7 septembre, la veille de vendanger la Romanée-Conti, mais aussi de dureté à cause du tri sévère qu'ont nécessité certaines parcelles et de l'impression d'avoir été tout le temps « sur le fil du rasoir » à cause de la chaleur et des progrès de maturité du raisin extrêmement, même exagérément, rapides qui en ont découlé.
On ne peut s'empêcher de penser à 2003, dernier millésime caniculaire et ultra-précoce, mais, à la différence de 2003, on a eu nettement moins de journées de canicule et des orages peu importants, mais réguliers, sont venus apporter à la vigne le complément d'eau dont elle avait besoin au-delà des belles réserves que lui avaient laissées les pluies hivernales et de printemps. C'est la raison pour laquelle nous avons vendangé des raisins très mûrs, mais gorgés de jus, qui nous apportent une récolte de haute qualité et de bonne quantité, mais sans exagération, notamment dans les vignes de Vosne-Romanée touchées par le mildiou où on constatait déjà dans les moûts, avant même la fermentation, que ce que l'on avait perdu en quantité, on l'avait peut-être gagné en qualités de densité et d'expression du cru.
Les vinifications ont été conduites par Alexandre Bernier et son équipe. Il l'a fait parfaitement. Les moûts ont fermenté en cuves entre 18 et 21 jours. Leur richesse en sucre, augmentée encore par les baies figuées aux peaux épaisses qui ont, pour beaucoup d'entre elles, attendu le pressoir pour libérer leur jus ultra-sucré, était telle qu'avant d'entonner les vins dans les fûts, nous avons dû les garder quelques jours en cuves d'assemblage pour les aider à finir la fermentation de leurs sucres.
Tout est maintenant terminé, j'écris ces dernières lignes face aux vignes toujours radieuses sous un soleil quasi-perpétuel. On vient d'entonner La Tâche, dernier vendangé. Tous les autres vins ont déjà été descendus en cave où, si l'on fait silence, on peut les entendre babiller dans leurs fûts aussi paisiblement que le feraient des nouveau-nés dans leur berceau.
Nos vieilles vignes et la maîtrise que nous nous efforçons d'apporter à leur production font que les rendements de nos vins rouges sont très raisonnables, même faibles à Vosne : 18hl/ha pour la Romanée Conti, plus généreux à Flagey : 32hl/ha pour le Grands-Echezeaux, un peu plus élevé en Corton : 35hl/ha.
On n'a pas besoin d'être grand expert pour savoir dès aujourd'hui qu'il s'agit d'un millésime exceptionnel, pour les vins rouges comme pour les vins blancs. Il est trop tôt bien sûr pour donner une opinion définitive sur le caractère dont il va marquer les vins, mais, si on veut approcher un peu ce qu'ils seront, on ne peut s'empêcher d'y trouver, avec toute la réserve qui s'impose parce qu'on sait qu'il n'y a pas deux millésimes qui se ressemblent, le « fruit » intense de 2015 et l'extrême maturité de 2003, combinés pour nous offrir peut-être un nouveau 1947, millésime de légende s'il en est... mais soyons prudents et contentons-nous pour l'instant de rester dans la joie procurée par ces vendanges qu'au printemps rien n'annonçait aussi lumineuses et fécondes !